1968-2008 : 40 ans après, la « crise de mai » suscite encore parmi ses acteurs nostalgie, fierté ou rancune et attire l’attention particulière d’intellectuels et de chercheurs en sciences sociales. L’audience unanime que rencontre encore ‘mai 1968’ provient de sa dimension polymorphe : moment de contestation du pouvoir politique et de l’autorité, mouvements de révoltes des étudiants et des syndicats de travailleurs subissant directement les contrecoups des problèmes structurels et conjoncturels de leurs États et enfin point de départ de la libération de sociétés vis-à-vis de codes socio-éthiques jugés alors erronés.
Les travaux concernant la crise de 1968 émanent d’abord de ses acteurs[1] et d’intellectuels tels qu’Edgar Morin, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Alain Touraine ou André Glucksman[2]. En dépit de leur proximité par rapport à l’évènement et de leurs contenus parfois inévitablement partisans, ces analyses et réflexions « à chaud » restent des documents essentiels à la compréhension de la signification de mai 1968 par ses contemporains. Á l’occasion de la commémoration des 20ème et 30ème anniversaires (1988 et 1998) de nombreuses études, en l’occurrence en France avaient cherché à proposer de nouvelles lectures. Par conséquent, si la crise sociale et estudiantine française est aujourd’hui bien connue, les expériences tchèques, africaines et québécoises mériteraient d’être davantage mises en exergue. De plus, peu d’études ont cherché à débusquer les liens, influences ou particularismes entre ces différentes crises d’une part et, d’autre part, à les comparer tout en les replaçant dans le contexte de contestations générales qui marque les sixties (décolonisations en Afrique, coexistence pacifique et relativement assouplissement du système soviétique et révolution tranquille au Québec).
Le présent projet de recherche n’entend nullement s’inscrire dans une dynamique d’autoglorification entourant parfois les commémorations encore moins de rappeler ce qui est déjà connu. Nous nous situerons plutôt dans une relecture globale, comparative et croisée des printemps européen (français, tchèque), africain et québécois. Il s’agira tout d’abord de comprendre les origines sociales, économiques et politiques de l’exaspération des sociétés, en particulier des intellectuels, des étudiants, des travailleurs et des femmes. Ensuite, il conviendra de comprendre les enjeux profonds du bras de fer qui opposa les différents acteurs de la crise. Nous nous attèlerons ensuite à déterminer quels sens et signification donner à ces mouvements sociaux. Enfin, il importera de mesurer la nature de la portée des crises de mai et leur place dans les mémoires collectives européenne, africaine et québécoise. Nous pensons que la perspective comparatiste ou la relecture croisée des différentes expériences de la crise permettra de saisir avec la plus grande acuité la particularité, la complexité mais aussi les emprunts ou influences des unes par rapport aux autres.
Pour atteindre ces objectifs scientifiques, une journée d’étude intitulée Mai 1968, des sociétés en crise : une perspective globale sera organisée dans le courant du mois d’avril 2008. Un appel à contribution précisant les grandes orientations de la journée d’étude sera lancé aux spécialistes dés la fin du mois juin 2007. Nous comptons présenter durant cette journée une ou des communications sur les différentes crises de mai 1968. Par la suite une table ronde permettra aux spécialistes de croiser leurs points de vue. Le second volet de ce projet concernera la rédaction d’un article consacré à l’expérience africaine, véritable parent pauvre de l’historiographie des ‘mai 68’. Ce printemps sénégalais fut particulièrement important dans la mesure où il a failli conduire à la chute du chef de l’État Senghor. Ce « mai sous les tropiques » est aussi spécifique en ce sens qu’il concernait également le millier d’étudiants africains non sénégalais qui y participèrent aussi activement.
Enfin, compte tenu du poids de la France dans le fonctionnement de l’Université de Dakar, par le biais de la coopération culturelle, la crise impliqua directement le gouvernement français[3]. La fronde des étudiants et des travailleurs sénégalais, l’une des rares dans l’Afrique des années 60 n’a cependant pas attiré l’attention des historiens. Une seule étude historique d’ailleurs uniquement centrée sur une partie des archives de la presse et des centrales syndicales lui a été consacrée[4]. Quoiqu’intéressant, l’ouvrage du Professeur Abdoulaye Bathily, acteur de mai 1968, historien et homme politique ignore presque totalement le point de vue de l’État sénégalais et l’impact de la France dans la gestion de l’Université de Dakar par le biais de ses ministères de l’enseignement supérieur et des affaires étrangères[5].
Notre article proposera de repenser le mai Sénégalais en filigrane d’un contexte marqué par une décolonisation inachevée d’une part et de la volonté répressive du parti-État africain d’autre part, puis par la détermination des travailleurs et des étudiants à faire valoir leurs revendications. Cet article s’intéressera, in fine à la thématique burlesque de la mémoire du printemps sénégalais. En effet, cette crise qui manqua de provoquer la chute du président Senghor légua une forte tradition de stratégie syndicale aux travailleurs et étudiants du Sénégal[6]. Elle ne fut en définitive que le point de départ d’une fronde perpétuelle du milieu universitaire sénégalais vis-à-vis de l’État. L’Université de Dakar demeure encore une institution fortement politisée mais aussi un des pôles majeurs de l’activité syndicale sénégalaise.
Cette étude des évènements de mai 68 au Sénégal constitue une contribution à la gestion des crises de l’Afrique contemporaine, en ce sens qu’elle permettra de mieux situer l’articulation entre la décolonisation, la nature du parti-État africain et sa gestion déficiente des conflits politiques et sociaux postcoloniaux[7].
Nous entendons donc exploiter l’essentiel du matériel archivistique disponible au ministère français des Affaires étrangères et aux ministères sénégalais de l’Intérieur et de l’Éducation nationale, nécessaire à la rédaction de notre article et à la journée d’étude[8]. Nous envisageons également quelques enquêtes orales auprès de responsables politiques et syndicaux actifs durant les évènements de mai 1968[9].
BATHILY, Abdoulaye, Mai 68 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie, Paris : éditions Chaka, 1992.
COMEAU, Robert et MÉTIVIER, Céline, La révolution tranquille, 40 ans plus tard : un bilan, Montréal, VLB, 2000.
DIOP (Ibrahima Masseck), La Rue publique de mai…68, Dakar : Maguilen, mars 2007.
DREYFUS-ARMAND, Geneviève, FRANK, Robert, LÉVY, Marie-Françoise, ZANCARINI-FOURNEL, Michelle, Les Années 1968. Le temps de la contestation, Paris, Bruxelles, Institut d’histoire du temps présent, Complexe, 2000.
DREYFUS-ARMAND, Geneviève et GERVEREAU, Laurent, sous la dir, Mai 1968 : les mouvements étudiants en France et dans le monde, Paris, Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, 1988.
DUBCEK, Alexander, C’est l’espoir qui meurt en dernier, Paris : Fayard, 1993.
FEJTO, François et RUPNIK, Jacques, Le Printemps tchécoslovaque 1968, Bruxelles : complexes, 1999.
GRUEL, Louis, La Rébellion de 68, une lecture sociologique, Presses universitaires de Rennes, 2004.
LE GOFF, Jean-Pierre, Mai 68, l’héritage impossible, Paris : La découverte 2002.
MICHEL, Bernard, La mémoire de Prague : conscience nationale et intelligentsia dans l’histoire Tchèque et Slovaque, Paris : Librairie Académique Perrin, 1986
SERVAN-SCHREIBER, Jean-Jacques, Le réveil de la France, Paris : Denoël, 1968.
Le rôle des mouvements d’étudiants africains dans l’évolution politique et sociale de l’Afrique, de 1900 à 1975, Paris, Unesco/Harmattan, 1993 (LA 1503.7R6. 1993) udS
Archives du ministère français des affaires étrangères, (MAE), série Afrique-Levant, Direction des Affaires Africaines et Malgaches, Correspondance à propos des évènements de l’Université de Dakar, 15 juin 1968.
Archives du MAE, série Afrique-Levant, sous-série Sénégal, Relations avec la France (1960-1976).
Archives du Sénégal, Fonds Sénégal indépendant, dossier « évènements de mai-juin 1968 ».
Jeune Afrique des 10-23 juin 1968
Journal Dakar-Matin (Sénégal), mai-juin 1968.
Journal Le Monde (France), mai-juin 1968.
[1]Exemple de l’ouvrage : Daniel Cohn-Bendit, Alain Geismar et Jacques Sauvageot, La révolte étudiante, les animateurs parlent, Seuil, 1968.
[2]Cf. Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le réveil de la France, Denoel, 1968 ou Alain Touraine, Le mouvement de mai ou le communisme utopique, biblio-essai, 1998. Raymond Aron, La révolution introuvable : réflexion sur les évènements de Mai, Fayard, 1968.
[3]Depuis sa création en 1959 à 1972, l’Université de Dakar était de par ses structures et son orientation, une université française implantée au Sénégal.
[4] Abdoulaye Bathily, Mai 68 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie, Paris : éditions Chaka, 1992.
[5] Le ministère français des Affaires étrangères conservent l’abonde correspondance échangée entre l’Ambassadeur de France à Dakar et le ministre français des Affaires étrangères.
[6] L’État sénégalais s’est accommodé à cette donne sociale en définissant de multiples stratégies ou subterfuges de gestion des grèves étudiantes.
[7] Nous pensons en effet que cet article pourrait contribuer à la facilitation d’une crise universitaire récurrente au Sénégal depuis Mai 1968 avec des pics dans les périodes de campagnes électorales.